L'exil de serigne touba


source journal le quotidien

Demain, jeudi, la communauté mouride célèbre le 112e anniversaire du départ en exil du fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba Khadimou Rassoul. Cette déportation de Serigne Touba, alors décrétée par le Conseil privé sous la conduite du gouverneur général, marque le début de l’accomplissement d’un homme de Dieu. Outre le prétexte fallacieux qui a motivé son exil, celui-ci s’est passé dans des conditions de vie atroces. Mais, la foi et la persévérance de Serigne Touba ont fini par transformer cet enfer en un terrain fertile où Khadimou Rassoul a semé les graines qui lui ont valu la reconnaissance divine. Retour sur les péripéties d’un exil mouvementé.
La décision d’envoyer le fondateur du Mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba, Khadimou Rassoul, en exil est intervenue à la suite de la comparution de ce dernier devant le Conseil privé au palais du gouverneur général, à Saint-Louis. Il s’agissait, ainsi, de statuer sur le sort de Serigne Touba. C’est à la date du 5 septembre 1895. A l’époque, la hargne anti-islamique du colonisateur avait atténué l’engouement religieux et relégué en pratique clandestine tout acte de dévotion dont les cinq prières obligatoires. Mais, Bamba, englouti par une piété ininterrompue, fait un scandale légendaire en s’adonnant, dès son arrivée dans la grande salle, à l’accomplissement de deux rakkas. Un comportement qui heurte au plus haut point les membres du Conseil privé, voyant en cette démarche une déclaration d’hostilité. Et la sentence tomba.
Par procès verbal n°1, délibération n°16, il est décidé de sa déportation au Gabon. Et le 18 septembre 1895, la déportation du «Marabout Ahmadou Bamba» est confirmée par une lettre du commissaire général du gouvernement français au Gabon. Cette notification en application de la décision prise en Conseil privé, réuni à Saint-Louis par le gouverneur le 5 septembre, fait ressortir l’accusation portée sur le Serviteur du Prophète (Psl) en ces termes : «Ses agissements et ceux de ses talibés menacent de troubler la tranquillité du bas Sénégal.»
Le choix du Gabon est loin d’être gratuit, car l’exil d’un sahélien vers une région équatoriale humide ressemble bien à une condamnation à mort déguisée. La déportation de Cheikh Ahmadou Bamba vers le Gabon obéit aux cyniques méthodes de l’autorité coloniale qui n’hésitait pas à damner et déporter vers des contrées hostiles (Gabon, Guyane, Nouvelle-Calédonie, etc.). Des zones où les éléments jugés dangereux ou gênants sont livrés face à l’animosité des convoyeurs en mer, aux maladies endémiques et à l’hostilité des climats.
CHOIX DU GABON
Ainsi, la condamnation est exécutée sans délai et Khadimou Rassoul est transféré à Dakar par train. Il quitte la capitale le 21 septembre de la même année vers le Gabon par voie maritime. Les détails du voyage du Cheikh Ahmadou Bamba ne sont pas connus avec exactitude, mais il reste établi qu’il est embarqué le même jour correspondant au premier du mois islamique de Raabi, à bord du paquebot dénommé Ville de Pernambouc. Le Cheikh n’apprend sa destination qu’une fois à bord. D’ailleurs, dans son propre carnet d’exil, il rapporte : «Lorsque je suis monté dans ce navire qui m’amenait hors de mon pays pour m’emporter au Congo, je marchais avec les Élus, là où j’allais, alors que l’ennemi me croyait son prisonnier. Celui qui dit que j’étais en exil par les colonialistes détenteurs de sabres et de lances, ma réponse est qu’Allah m’a suffit en cette circonstance car, c’est lui qui m’a protégé contre leurs armées.» Seulement, la présentation de l’itinéraire suivi vers le Gabon serait difficile à déterminer avec exactitude. D’abord, en raison de la longueur du trajet et de sa complexité. Ensuite, en raison du mutisme de l’administration coloniale sur cette étape de la vie de Cheikh Ahmadou Bamba. L’on présume que c’est certainement pour camoufler une cuisante défaite des colons face à un ennemi sans armes, ni violence si ce n’est une foi ardente et une résolution inébranlable. Enfin, le fondateur du Mouridisme ne les mentionne pas au détail près car, préférant prendre les plus significatifs.
DIVERGENCES
Le périple du Sénégal au Gabon, autrement dit du point le plus avancé sur l’Océan Atlantique jusqu’en Afrique Equatoriale, est une somme de ports et d’escales interminables surtout avec les moyens de transport maritimes de l’époque. Ces pays, escales ou ports rencontrés sur le chemin sont presque les étapes incontournables identifiées le long des côtes africaines. Ils se trouvent dans l’Afrique occidentale française (Aof), créée en 1895, et les territoires du Congo belge et du Congo français avec un passage obligé dans certaines colonies portugaises et anglaises.
En effet, l’on sait que le navire qui transporte Cheikh Ahmadou Bamba fait deux escales : La première à Conakry, en Guinée, et la seconde après le Golfe de Guinée. Sur ce point, il ya une forte divergence dans les narrations. Deux thèses s’affrontent concernant cette deuxième escale. Selon la première, l’escale suivante est Libreville, au nord de la côte gabonaise. La deuxième thèse soutient qu’un incident technique a empêché le navire d’accoster à Libreville. Ce qui a, d’ailleurs, entraîné le débarquement de tous les passagers au port de Matadi situé sur le territoire de l’ex-Congo belge. De là, confirment d’autres versions, le navire a longé la côte gabonaise avant d’atteindre Libreville. Cette seconde thèse semble être la plus plausible dans la mesure où, Serigne Touba l’évoque dans un de ses poèmes. «Et c’est après que je fus transféré de cette île vers une autre (Mayumba) où n’existait personne qui éprouvait le besoin pour l’au-delà. Après avoir accédé à cette île, j’y ai souffert et mené le combat contre mon âme charnelle et les illusions terrestres.» Ainsi, s’ouvre l’étape de Mayumba.
L’ENFER DE MAYUMBA
La destination finale du Cheikh était Mayumba, au Gabon. Cet endroit est, en effet, infesté de mouches tsé-tsé. Mais, il s’est avéré que Cheikh Ahmadou Bamba ne touche pas sa rente qui était de 50 francs Cfa par jour et ne mange pas ce qu’on lui apportait. Ainsi, aucun des historiens n’a pu informer sur les moyens de subsistance de Serigne Touba, à ce moment. C’est pourquoi, on ignore comment et de quoi il se nourrissait. Selon nombre de versions concordantes, il passe ses journées à prier, à méditer et à écrire. De même, conserve-t-il ses écrits dans des malles qu’il traîne à l’abri d’une cabane au moment des pluies. Mais, durant cette étape de Mayumba, Cheikh Ahmadou Bamba a montré une partie de ses miracles à ses ennemis colons. Cela, après que deux incidents assez obscurs se sont déroulés à Mayumba. Le premier se produit lorsque ses ravisseurs ont tenté de l’isoler totalement. Serigne Touba Khadimou Rassoul est abandonné sur l’îlot désert de Wir Wir, une simple roche recouverte par la mer à haute marée. Il est en compagnie de Samba Laobé Penda Fall, Bourba, le Roi du Djolof, accusé lui-aussi par l’autorité coloniale. Les versions données confirment que les deux déportés seront miraculeusement revenus à terre avant même les marins qui les y avaient amenés.
LES MIRACLES DE SERIGNE TOUBA
Le second incident, rapporte-t-on, a eu lieu sur la plage de Mayumba. Mû par le désir de se débarrasser de Serigne Touba qui ne montre aucun signe d’affliction devant les nombreuses tentatives d’humiliation et de tortures, un projet avait été élaboré pour le fusiller. L’opération échoue quand les soldats chargés d’ouvrir le feu renoncent, saisis de peur devant l’apparition «d’anges montés sur des chevaux», témoignent-ils devant leurs chefs. C’est plus tard que Cheikh Ahmadou Bamba a révélé que ce sont les compagnons du Prophète Mouhamed (Paix et Salut sur Lui) qui sont venus lui porter secours.
Le séjour de Serigne Touba à Mayumba dure cinq ans. «Cinq années durant lesquelles, j’ai souffert et mené le combat contre mon âme charnelle et les illusions», se réjouit-il dans ses poèmes. C’est aussi durant son séjour de Mayumba qu’il a renoncé aux miracles - apanage des saints - pour se consacrer à la purification de son âme. Une chose qu’il obtient en sus de l’Inspiration et l’Agrément de Dieu, le Tout-Puissant. Mais, cette étape de Mayumba a été très bénéfique pour le Cheikh comme il le reconnaît et en témoigne dans un de ses poèmes. Par une succession de vers à l’écriture sublime, il révèle : «C’est dans ce lieu qu’Allah m’a montré toutes mes imperfections et m’a purifié de celles-ci, au point que j’étais devenu le Serviteur de l’Envoyé (le Prophète Mouhamed, béni soit-il).» «Je me suis entretenu avec Allah -qu’il est Exalté et Sublime- durant ces années, à travers des écrits qu’il n’est pas permis et ne sera jamais permis de divulguer.» «Celui qui est affligé de ma qualité de Serviteur du Prophète lors de mon exil, ignore les secrets de mes vertus : mon seul but, en dehors des versets du Coran, est la Tradition authentique de l’Elu (Mouhammad Al-Mustafa), le Plus Pur, sur lui les deux saluts de Celui qui fait don de sa guidée.»
Dans les moments les plus difficiles passés en captivité durant son exil dans l’île de Mayumba au Gabon, les premières années de détention de Serigne Touba sont marquées par des persécutions des plus atroces. Il est éloigné de sa famille, de son pays, de ses disciples, dans la solitude totale. Son abandon confiant à Dieu et sa reconnaissance à son Seigneur ont été plus que jamais inébranlables. Et, malgré sa présence au sein des ennemis les plus hostiles, l’arrivée du mois de Ramadan se manifeste en lui par une très grande réjouissance. Lorsqu’il aperçoit le croissant lunaire, son cœur se remplit de joie et il accroît les témoignages de grâce à l’endroit de son Seigneur pour les jours et nuits pleins de bénédiction que renferme le mois de Ramadan, surtout la nuit très singulière dite Nuit de la détermination ou Leylatul khadr. C’est durant cette période et dans un tel contexte qu’il a composé un excellent poème intitulé Ya khayra dayfin.
L’EPREUVE DE LAMBARENE
Cinq ans d’existence atroce marquée par les périls, l’insalubrité et les privations à Mayumba ne semblent avoir aucun effet sur la détermination du fondateur du Mouridisme. Sa foi reste inébranlable et ses convictions religieuses plus que fortes. C’est ainsi que l’administration coloniale, aux fins de corser et de durcir les conditions de vie de Khadimou Rassoul, décide de l’envoyer à Lambaréné. Un petit poste perdu dans la jungle équatoriale et situé au nord du Gabon. Le séjour du Cheikh sur cette terre a duré près de trois ans. Trois années de brimades, de complots échoués, de tentatives d’humiliation restées vaines. Cette étape de Lambaréné a été d’une telle atrocité et d’une telle sauvagerie que Serigne Touba en a établi une comparaison très révélatrice : «J’ai subi (là) des épreuves telles que seul le retrait de l’âme (l’agonie) est plus pénible», écrit-il dans son carnet d’exil. Pourtant, toutes ces épreuves n’ont en rien diminué dans la foi de Cheikh Ahmadou Bamba. Au contraire, elles n’ont fait qu’augmenter sa piété et l’ont enrichi d’une sublime expérience mystique qui lui inspire de magnifiques poèmes. C’est, en effet, là que réside le véritable miracle de Serigne Touba, signe d’une sainteté qui lui a permis de vivre, non dans la douleur et les privations, mais au-dessus d’elles, dans la sérénité la plus parfaite, non sur terre, mais en Allah, le Tout-Puissant.
LA RECOMPENSE DU CHEIKH
C’est pourquoi, il écrit, dans un de ses poèmes, les vers suivants : «Ils m’ont exilé en disant que j’étais un adorateur d’Allah faisant la guerre sainte. Ils croyaient que nous avions des canons et tous, parmi eux, nourrissaient de la haine envers moi. Alors qu’en vérité j’étais l’adorateur d’Allah et le serviteur du Prophète auquel on doit louange. Et leur propos disant que je faisais la guerre sainte était vrai. Certes c’est pour la gloire d’Allah que j’ai mené ce combat. J’ai fait cette guerre sainte avec, pour seules armes, le savoir et la piété. Je suis l’adorateur d’Allah. Et son serviteur, et Allah m’en a rendu témoignages.»
Cette compilation de vers n’est pas seulement une théorie chez Cheikh Ahmadou Bamba mais, elle atteste de la force de ses convictions et détermine l’essence de sa vie sur terre. Une vie qu’il doit et qu’il a dédiée à l’adoration de son Créateur durant tout le long de ses 7 ans de déportation. Une déportation qui a pris fin à la suite de la grâce accordée par le gouverneur général au mois d’août 1902, coïncidant avec la fin de sa mission que Dieu lui a confiée. C’est le 11 novembre de la même année que Serigne Touba est revenu au pays à bord du navire La Ville de Maceïo. Un retour auréolé d’une grande richesse intérieure, plus qu’il en était parti.
Réalisé par : Ndiaga NDIAYE